La France réplique au rapport européen alarmant de Gil-Roblès, en déniant la réalité.
Prisons: le ministère de la Justice fermé aux critiques
par Dominique SIMONNOT
Libération : lundi 13 février 2006
C'est beau la France, les droits de la défense y sont scrupuleusement assurés, les prisons n'ont connu qu'une hausse très relative de détenus, celles qui sont sales et pourries vont être rénovées, les policiers n'y sont que très rarement violents et, dans les centres de rétention, les étrangers y sont bien traités.... Et là où ça ne va pas, des efforts seront entrepris. Voilà les réponses des autorités françaises que Libération s'est procurées au très sévère rapport d'Alvaro Gil-Roblès, commissaire européen aux Droits de l'homme. Le représentant du Conseil de l'Europe s'est promené en France du 5 au 21 septembre, pour une visite des tribunaux et des lieux privatifs de liberté.
Baumettes. A l'époque, Gil-Roblès avait dénoncé dans une interview à Libération (22 septembre) le dépôt des étrangers, dans les sous-sols du palais de justice de Paris «de ma vie, sauf peut-être en Moldavie, je n'ai vu un centre pire que celui-là ! C'est affreux !» ou la prison des Baumettes «Un endroit répugnant [...] Les gens y sont très excités, c'est normal, entassés comme ils sont !». «Ce rapport est une claque pour le gouvernement !» assure Patrick Marest de l'OIP (Observatoire international des prisons). Certes, mais contenant des recommandations et non des directives, il n'impose pas à la France de changements.
Révélé samedi par le Parisien, le rapport, fort critique, entre dans les détails. Il tombe au moment où les Français sont en passe de tous devenir des spécialistes de la procédure pénale à travers les auditions de «la commission Outreau» et découvrent, horrifiés, les réalités judiciaires. Ils comprendront donc facilement, concrètement même, les regrets de Gil-Roblès sur «le rôle très limité» de l'avocat français en garde à vue, qui, pas plus que son client, n'a accès au dossier, et ignore «la réalité et le sérieux des charges [...], ce qui lui laisse bien peu de moyens de remplir son rôle de conseil».
Réponse du ministère de la Justice : «L'absence de droits pour les avocats de prendre connaissance du dossier ou d'assister aux interrogatoires répond à l'exigence d'efficacité de l'enquête, sans pour autant porter atteinte à l'exercice des droits de la défense.» Joli exercice de langue de bois. D'autant que cette méfiance viscérale pour la transparence et le contradictoire semble typiquement française : «Une société démocratique n'a rien à redouter de la présence d'avocats lors de la garde à vue, assure Gil-Roblès dans ses recommandations, bien au contraire», comme le démontre «l'expérience d'un grand nombre d'Etats européens». Quant à l'hébergement des gardés à vue, le commissaire européen en est resté «très étonné» : «La vision d'une personne dormant sur le béton, à même le sol, est inacceptable.»
Surpeuplement. Autre déni de la réalité. Alors que le commissaire européen s'effare devant la hausse de la population carcérale, avec 58 082 détenus en novembre 2005, on lui répond «la tendance à l'augmentation du nombre des détenus doit être relativisée». Sont cités, à l'appui de ce mensonge, les chiffres de 2003 : 57 573. Mais est soigneusement oubliée la comparaison avec 2001 et 49 700 détenus, soit 10 000 détenus en moins. Les syndicats pénitentiaires apprécieront, eux qui ne cessent de se plaindre des prisons surchargées. Les détenus, Christine Boutin, l'Observatoire international des prisons, les chercheurs... tous ceux qui dénoncent ce surpeuplement apprécieront aussi. Et puis, il y a ce que Gil-Roblès a vu à Fleury-Mérogis par exemple, «cellules insalubres, sanitaires en mauvais état». A la Santé, trois détenus dans des cellules «d'une grande vétusté» prévues pour une personne avec des cloisons de fortune posées par les détenus pour isoler un peu les toilettes. «Un programme d'entretien et de rénovation est en cours...», lui est-il répondu. Et encore : «L'amélioration de l'hygiène collective et individuelle demeure l'une des priorités de l'administration pénitentiaire...» Qu'est-ce que ce serait, est-on tenté de dire.
L'épicerie du coin. Quant à la surprise de Gil-Roblès devant le prix des denrées vendues aux prisonniers, qui, de plus, varient d'une prison à l'autre... la réponse est cocasse : les établissements «s'approvisionnent le plus souvent auprès des commerces de proximité». Et voilà, quelle importance si l'épicerie du coin est plus chère, du moment qu'elle est plus près... Les réponses rassurantes de l'administration sont d'autant plus étonnantes qu'en janvier le ministre de la Justice en personne déclarait à propos des prisons : «C'est sûrement l'un des points les plus douloureux de la démocratie française.» Et encore : «Certaines prisons sont quasi invisitables tellement on a honte.»
Au chapitre de la police, le représentant du Conseil de l'Europe fait part de son «inquiétude» devant l'augmentation des violences policières. Le nombre de plaintes devant la Commission nationale de déontologie et de sécurité «a ainsi augmenté de 34 %» avec des plaignants, «très majoritairement des Français d'origine étrangère et des étrangers». Voici la réponse du ministre de l'Intérieur : «Les violences illégitimes sont sanctionnées avec rigueur», le contraire aurait été étonnant.
Et que penser de la hausse étrange des plaintes émanant de policiers, cette fois, pour «outrage et rébellion», qui remplissent les rôles des tribunaux ? «On précisera que les plaintes pour outrage et rébellion sont l'expression de la résistance et de la violence opposée de plus en plus fréquemment à des interpellations», assure-t-on à l'Intérieur. Tout est dans tout et inversement, donc.
Quant à la manière dont la France traite les étrangers, Gil-Roblès s'en était ému en septembre. Notamment à travers un exemple : pour être valable, la demande d'asile doit être formulée «sur un formulaire, en cinq jours et en français, sans accès à un interprète, sinon payant. Et encore, même ceux qui peuvent payer n'en trouvent pas ! Comment un monsieur arrivant du Bangladesh ou du Yémen peut-il, en cinq jours qui passent à une vitesse folle , rédiger son dossier en français ? C'est littéralement impossible et c'est inacceptable !» Réponse : «Cela correspond à la norme puisque la langue de travail de l'administration française est le français...» Autre question ?